Ombre, silhouette effacée, tête baissée. J’en ai vu souvent de ces femmes
à l’humble allure, secrètes, parfois taciturnes, et toujours mystérieuses.
-
Je vous présente notre interprète.
Femme sans nom, sans forme, sa tête pivote vers moi, elle relève les
paupières : deux fenêtres ouvertes sur un ciel bleu, un ciel lumineux, un
ciel d’été, un ciel de Téhéran.
Mon regard insistant semble la
gêner ; ses paupières s’abaissent. Une mèche folle accentue mon
étonnement : couleur de blé sont ses cheveux, bleus sont ses yeux.
J’imagine une Russe cachée sous ce tchador ; il l’enveloppe de la tête aux
pieds. Mystère !
-
Nous allons boire un café, puis nous nous
mettrons au travail.
L’homme d’affaires qui vient de parler est chargé d’étudier le marché du
traitement des eaux que doit signer le gouvernement iranien avec mon
entreprise.
La jeune femme demeure debout dans l’encoignure de la porte, toujours
tête baissée.
Sur un signe de mon hôte elle se
joint à nous et nous nous dirigeons tous trois vers un salon sommairement
meublé où trône un portrait de l’ayatollah Khomeyni ; son regard perçant
d’oiseau de proie nous suit.
L’entretien se déroule durant trois heures. Notre interprète parle
l’anglais et le français avec un faible accent iranien. Elle m’intrigue de plus
en plus. Elle traduit dans les deux langues simultanément, toujours les yeux
baissés.
Enfin, j’imagine que ma curiosité va être assouvie lorsqu’un coup de fil
nous permet de demeurer seuls. La question qui me brûle la langue fuse, presque
malgré moi :
-
Votre tchador ne vous gêne pas pour
travailler ?
-
Vous vous trompez vous autres gens
d’Occident. Vous êtes persuadés que nous sommes brimées par le port du voile.
Mais si je vous disais que, bien au contraire, il nous protège, il inspire le
respect et, loin de nous soumettre, nous laisse toute liberté d’aller et venir
sans crainte d’être reconnues, il nous libère de toutes contraintes
vestimentaires et de civilités parfois ennuyeuses et inutiles. J’ai mis
plusieurs semaines à l’admettre. Ce voile m’enfermait, m’empêchait de respirer
librement, de me sentir moi-même. Puis je l’ai accepté et aujourd’hui je ne
pourrais m’en passer.
L’homme d’affaires revient et nous ne pouvons
poursuivre notre entretien.
Nous concluons nos accords par un repas auquel notre interprète n’est pas
conviée. Elle disparaît plus qu’elle ne sort et son souvenir s’efface. C’est du
moins ce que je crois jusqu’au moment où je me retrouve seul dans ma chambre.
Je n’ai pas seulement été frappé
par ses grands yeux bleus et les mèches de cheveux blonds qui s’échappaient du
tchador, mais également par cette façon de s’exprimer un peu brutale, suivie de
cet air soumis qu’elle peut adopter aussitôt. J’ai envie de la revoir.
Le lendemain je téléphone à la société qui m’emploie pour leur signaler
que ma présence demeure indispensable durant au moins deux jours
supplémentaires.
Tout en discutant de tout et de rien avec le maître d’hôtel, je lui
demande comment trouver une interprète ?
Il appelle l’association des interprètes et me passe la communication.
Sans hésiter je demande s’il y a une jeune femme blonde aux yeux bleus avec qui
j’ai déjà travaillé la veille et qui m’a donné entière satisfaction. On me
répond qu’elle sera à la réception de mon hôtel dans une heure.
Dès que je l’aperçois, je suis envahi par une timidité juvénile. Elle
cherche du regard la personne avec qui elle doit collaborer. Attablé, à demi
caché par un journal, j’en profite pour mieux la détailler, sans la gêner. De
taille dépassant la moyenne, elle a une élégance innée, une assurance qui ne va
pas avec cet air servile qu’elle sait si bien adopter dès qu’elle se sent
observée. Ses doigts longs et fins passent souvent sur son visage et resserrent
le voile qui menace de glisser.
Je m’approche d’elle et ne trouve rien d’autre à dire que :
-
Je voulais simplement vous revoir.
Je regrette aussitôt ma maladresse. Son regard se
durcit.
- Ce
n’est pas très correct, Monsieur.
-
Je ne veux pas vous importuner mais
simplement vous poser une question : de quelle nationalité
êtes-vous ?
-
Pourquoi vous répondrais-je ? Vous
méfiez-vous de moi ?
-
Non, pas du tout. Je suis étonné par la
couleur de vos yeux, de vos cheveux et je souhaitais vous revoir tout
simplement.
-
Pourquoi, parce que je ne suis pas une
noiraude ?
-
Quelle vilaine expression dans une si
jolie bouche. Dois-je vous avouer que vous m’avez fait une très forte
impression ?
-
Ecoutez, Monsieur, je n’ai pas de temps à
perdre ; si vous avez réellement besoin de mes services vous savez où me
trouver, sinon ne m’importunez plus.
-
Je vous en prie, ne partez pas encore.
Dites-moi, d’où venez-vous ?
-
En
quoi cela peut-il vous intéresser.
-
Eh bien, je vais vous le dire. Il y a
quelques années, un ami américain, prénommé Tommy, m’a raconté une histoire peu
banale. Elle m’est revenue à l’esprit dès que je vous ai vue. Ce n’est
peut-être qu’une simple coïncidence. Souhaitez-vous la connaître ?
-
Si ce n’est pas trop long.
- Oh ! Je peux la raconter en quelques
phrases. Mais tout compte fait, il vaut mieux que je vous laisse lire sa lettre
et l’histoire qu’il m’a fait parvenir. Elle se présente sous la forme d’un
manuscrit intitulé « MANUSCRIT
DE TOMMY – HISTOIRE DE LAURA ».
- Acceptez-vous de le lire et de me le rendre
demain ?
- Si vous y tenez, mais je ne vois pas quel est
le rapport entre cette histoire et vos questions me concernant.
- Peut-être, effectivement, n’y en a-t-il
aucun. Pourtant, je ne sais pourquoi, il me semble que vous pourriez être
concernée. Ce serait véritablement un coup du hasard et je crois au hasard.
Quelqu’un a dit que « le hasard est la meilleur façon qu’a Dieu de passer
inaperçu. »
- Mais comment pourrais-je être mêlée à une
histoire écrite par un américain ?
- Vous la lirez et vous comprendrez. Mon ami
m’a chargé de faire une petite enquête sur des faits réels qui se sont déroulés
en Iran. Je vous prie de m’attendre, le temps d’aller chercher ce manuscrit.
Lorsque je redescends je ne la vois pas dans le hall. Je demande à l’accueil.
Ils me font comprendre qu’elle ne pouvait demeurer seule dans un hall d’hôtel
sans attirer l’attention. Elle m’attend dans un des salons.
Dès que je lui tends le manuscrit elle le prend et me quitte brutalement.
Je crains de ne plus revoir le document...
Je passe le restant de la journée à visiter la ville, du moins les
quartiers ouverts aux étrangers.
Je connais déjà bien Téhéran mais à chaque voyage je suis pris dans un
tourbillon. Ce mélange de modernité et de coutumes ancestrales tellement ancrées
dans les moeurs, les gens, les mouvements de la rue, me donne le vertige. Rien
ne m’intéresse et tout m’intéresse. Je suis en Orient et en Occident et
j’imagine mal me retrouver bientôt à Paris.
Ce qui frappe surtout ici, c’est la gentillesse de l’Iranien, cet intérêt
qu’il porte à l’étranger, cette envie de communiquer, d’échanger des idées, de
savoir ce qui se passe là-bas. On a parfois l’impression de parler à des
enfants, puis reparaît l’homme religieux, l’homme politique et, toujours,
l’homme profondément attaché à son pays.
Je rentre dans ma chambre d’hôtel fourbu ; et me revient à l’esprit
le souvenir de la jeune interprète et du manuscrit. Va-t-elle le lire ?
Extrait du livre de Masha Casanova
Epuisé. En vente sur le blog de l'auteur
casanovaetsesamis.blogspot.com
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