lundi 3 février 2014

De la Bure à la Soie : extrait de roman



Ombre, silhouette effacée, tête baissée. J’en ai vu souvent de ces femmes à l’humble allure, secrètes, parfois taciturnes, et toujours mystérieuses.
-             Je vous présente notre interprète.
Femme sans nom, sans forme, sa tête pivote vers moi, elle relève les paupières : deux fenêtres ouvertes sur un ciel bleu, un ciel lumineux, un ciel d’été, un ciel de Téhéran.
  Mon regard insistant semble la gêner ; ses paupières s’abaissent. Une mèche folle accentue mon étonnement : couleur de blé sont ses cheveux, bleus sont ses yeux. J’imagine une Russe cachée sous ce tchador ; il l’enveloppe de la tête aux pieds. Mystère !
-             Nous allons boire un café, puis nous nous mettrons au travail.
L’homme d’affaires qui vient de parler est chargé d’étudier le marché du traitement des eaux que doit signer le gouvernement iranien avec mon entreprise.
La jeune femme demeure debout dans l’encoignure de la porte, toujours tête baissée.
  Sur un signe de mon hôte elle se joint à nous et nous nous dirigeons tous trois vers un salon sommairement meublé où trône un portrait de l’ayatollah Khomeyni ; son regard perçant d’oiseau de proie nous suit.
L’entretien se déroule durant trois heures. Notre interprète parle l’anglais et le français avec un faible accent iranien. Elle m’intrigue de plus en plus. Elle traduit dans les deux langues simultanément, toujours les yeux baissés.
Enfin, j’imagine que ma curiosité va être assouvie lorsqu’un coup de fil nous permet de demeurer seuls. La question qui me brûle la langue fuse, presque malgré moi :
-             Votre tchador ne vous gêne pas pour travailler ?
-             Vous vous trompez vous autres gens d’Occident. Vous êtes persuadés que nous sommes brimées par le port du voile. Mais si je vous disais que, bien au contraire, il nous protège, il inspire le respect et, loin de nous soumettre, nous laisse toute liberté d’aller et venir sans crainte d’être reconnues, il nous libère de toutes contraintes vestimentaires et de civilités parfois ennuyeuses et inutiles. J’ai mis plusieurs semaines à l’admettre. Ce voile m’enfermait, m’empêchait de respirer librement, de me sentir moi-même. Puis je l’ai accepté et aujourd’hui je ne pourrais m’en passer.
L’homme d’affaires revient et nous ne pouvons poursuivre notre entretien.
Nous concluons nos accords par un repas auquel notre interprète n’est pas conviée. Elle disparaît plus qu’elle ne sort et son souvenir s’efface. C’est du moins ce que je crois jusqu’au moment où je me retrouve seul dans ma chambre.
  Je n’ai pas seulement été frappé par ses grands yeux bleus et les mèches de cheveux blonds qui s’échappaient du tchador, mais également par cette façon de s’exprimer un peu brutale, suivie de cet air soumis qu’elle peut adopter aussitôt. J’ai envie de la revoir.
Le lendemain je téléphone à la société qui m’emploie pour leur signaler que ma présence demeure indispensable durant au moins deux jours supplémentaires.
Tout en discutant de tout et de rien avec le maître d’hôtel, je lui demande comment trouver une interprète ?
Il appelle l’association des interprètes et me passe la communication. Sans hésiter je demande s’il y a une jeune femme blonde aux yeux bleus avec qui j’ai déjà travaillé la veille et qui m’a donné entière satisfaction. On me répond qu’elle sera à la réception de mon hôtel dans une heure.
Dès que je l’aperçois, je suis envahi par une timidité juvénile. Elle cherche du regard la personne avec qui elle doit collaborer. Attablé, à demi caché par un journal, j’en profite pour mieux la détailler, sans la gêner. De taille dépassant la moyenne, elle a une élégance innée, une assurance qui ne va pas avec cet air servile qu’elle sait si bien adopter dès qu’elle se sent observée. Ses doigts longs et fins passent souvent sur son visage et resserrent le voile qui menace de glisser.
Je m’approche d’elle et ne trouve rien d’autre à dire que :
-             Je voulais simplement vous revoir.
Je regrette aussitôt ma maladresse. Son regard se durcit.
              -   Ce n’est pas très correct, Monsieur.
-             Je ne veux pas vous importuner mais simplement vous poser une question : de quelle nationalité êtes-vous ?
-             Pourquoi vous répondrais-je ? Vous méfiez-vous de moi ?
-             Non, pas du tout. Je suis étonné par la couleur de vos yeux, de vos cheveux et je souhaitais vous revoir tout simplement.
-             Pourquoi, parce que je ne suis pas une noiraude ?
-             Quelle vilaine expression dans une si jolie bouche. Dois-je vous avouer que vous m’avez fait une très forte impression ?
-             Ecoutez, Monsieur, je n’ai pas de temps à perdre ; si vous avez réellement besoin de mes services vous savez où me trouver, sinon ne m’importunez plus.
-             Je vous en prie, ne partez pas encore. Dites-moi, d’où venez-vous ?
-              En quoi cela peut-il vous intéresser.
-                Eh bien, je vais vous le dire. Il y a quelques années, un ami américain, prénommé Tommy, m’a raconté une histoire peu banale. Elle m’est revenue à l’esprit dès que je vous ai vue. Ce n’est peut-être qu’une simple coïncidence. Souhaitez-vous la connaître ?
                   -    Si ce n’est pas trop long.
                   -   Oh ! Je peux la raconter en quelques phrases. Mais tout compte fait, il vaut mieux que je vous laisse lire sa lettre et l’histoire qu’il m’a fait parvenir. Elle se présente sous la forme d’un manuscrit intitulé « MANUSCRIT DE TOMMY – HISTOIRE DE LAURA ».
                          -    Acceptez-vous de le lire et de me le rendre demain ?
                   -  Si vous y tenez, mais je ne vois pas quel est le rapport entre cette histoire et vos questions me concernant.
              -   Peut-être, effectivement, n’y en a-t-il aucun. Pourtant, je ne sais pourquoi, il me semble que vous pourriez être concernée. Ce serait véritablement un coup du hasard et je crois au hasard. Quelqu’un a dit que « le hasard est la meilleur façon qu’a Dieu de passer inaperçu. »
                   -   Mais comment pourrais-je être mêlée à une histoire écrite par un américain ?
              -   Vous la lirez et vous comprendrez. Mon ami m’a chargé de faire une petite enquête sur des faits réels qui se sont déroulés en Iran. Je vous prie de m’attendre, le temps d’aller chercher ce manuscrit.
Lorsque je redescends je ne la vois pas dans le hall. Je demande à l’accueil. Ils me font comprendre qu’elle ne pouvait demeurer seule dans un hall d’hôtel sans attirer l’attention. Elle m’attend dans un des salons.
Dès que je lui tends le manuscrit elle le prend et me quitte brutalement. Je crains de ne plus revoir le document...
Je passe le restant de la journée à visiter la ville, du moins les quartiers ouverts aux étrangers.
Je connais déjà bien Téhéran mais à chaque voyage je suis pris dans un tourbillon. Ce mélange de modernité et de coutumes ancestrales tellement ancrées dans les moeurs, les gens, les mouvements de la rue, me donne le vertige. Rien ne m’intéresse et tout m’intéresse. Je suis en Orient et en Occident et j’imagine mal me retrouver bientôt à Paris.
Ce qui frappe surtout ici, c’est la gentillesse de l’Iranien, cet intérêt qu’il porte à l’étranger, cette envie de communiquer, d’échanger des idées, de savoir ce qui se passe là-bas. On a parfois l’impression de parler à des enfants, puis reparaît l’homme religieux, l’homme politique et, toujours, l’homme profondément attaché à son pays.
Je rentre dans ma chambre d’hôtel fourbu ; et me revient à l’esprit le souvenir de la jeune interprète et du manuscrit. Va-t-elle le lire ?
Extrait du livre de Masha Casanova
Epuisé. En vente sur le blog de l'auteur
casanovaetsesamis.blogspot.com
                                       ***

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire